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Doktè
Razié: le Guérisseur des Caraïbes
De nombreuses plantes ont été utilisées dans les territoires et départements français d'outremer
pendant des centaines d'années en dépit du fait qu'avant
l'abolition en 1848 les esclaves noirs n'avaient pas le droit
d'utiliser et de vendre les plantes médicinales en dehors de
celles dont se servaient les blancs, de crainte qu'ils n'utilisent
leurs connaissances dans le but d'empoisonner les colons. Comme la
Pharmacopée française fut créée durant
l'esclavage, aucune plante provenant des colonies n'y était
incluse. Jusqu'à 1848 les guérisseurs traditionnels des
populations noires avaient un statut occulte et la "profession" sortit
depuis cette date de son anonymat auréolé de nombreuses
légendes.
Il y a
à peine un peu plus de cinquante ans, le
guérisseur des
Antilles était toujours un homme respecté, influent et
connu. Son
savoir pouvait être considéré comme
l’égal en son genre que celui du
médecin
occidental. Ces deux traditions de santé rivalisaient dans
les
mentalités, et la part des guérisseurs
n’était pas la moindre. Aujourd’hui, le
schéma est inversé, et les traditions rurales ont
du
s’effacer devant le succès incontestable des
antibiotiques
et la réglementation totale de la santé par un
corps
médical jaloux de ses prérogatives.
Depuis, on
peut observer au sein de la population un certain désarroi
face
à la maladie, une certaine déresponsabilisation
de
l’individu due à la perte de ses valeurs
traditionnelles même si on a pu assister récemment
à une
réhabilitation de l’usage des plantes
médicinales
auprès des populations autochtones,
intérêt
relancé grâce à des études
pharmacologiques qui ont confirmé la plupart des
propriétés
déterminées empiriquement durant plusieurs
générations.
Il nous faut cependant préciser qu’un grand nombre
de pratiques
liées au symbolisme ethno-culturel n’ont
pas
été
consignées par les chercheurs à cause
d’une
différence de représentation du monde, de
l’univers, des désordres engendrés par
la maladie,
et ont été à tort
reléguées au rang
de l’occulte et des pratiques médico-
magiques.
De nombreux témoignages des anciens montrent que les
guérisseurs utilisaient le mental dans leur action
thérapeutique, et incluaient en même temps que la
prescription des plantes une démarche personnelle,
volontaire et
consciente de la part des patients qui visait clairement à
stimuler les énergies inconscientes et de les mobiliser dans
le
but de la guérison; une diète était
également imposée en
général, et la cure se
concluait par une "purge" qui consistait à prendre un
puissant
laxatif pour débarrasser l'organisme des
"flums"(mucosités) qui l'embarrassent encore, en
général quelques millilitres d'huile de
"carapate" (ricinus comunis) mélangée
à
du jus
d'orange ou au café du matin. Pour l'avoir
expérimenté moi-même, je peux affirmer
que l'effet
est spectaculaire: Il vaut mieux ne pas être
dérangé ce jour là!
Le
changement
de société, l’évolution des
mentalités a provoqué la rupture de la
transmission de ce
savoir, bien qu’il soit resté vivace dans la
mémoire de nos anciens, mais aussi chez les gens simples,
dans
les campagnes reculées et les mornes isolés.
Toutes ces
raisons font qu’il est important, pour bien comprendre la
médecine des "mornes" ,
dans ces
populations où l’oralité est de
règle, de la
replacer dans son contexte historique, culturel,
géographique et
social.
Guérisseur
ou quimboiseur?
Les
guérisseurs traditionnels étaient des notables
dans la
société noire, incontestablement
supérieurs en
matière de santé dans les temps obscurs ou la
médecine occidentale n’en était
qu’à
ses premiers balbutiements. Pour ceux qui comme l’auteur de
ces
lignes sont nés dans le milieu du siècle dernier,
leur
nom était connu de tous et
les rumeurs leur accordaient des miracles. Ils restèrent
influents et respectés jusqu’au succès
des
médicaments allopathiques modernes et en particulier
l’apparition des antibiotiques, dans la première
moitié du 20° Siècle.
C’était souvent
des femmes, dont la sagesse et les pouvoirs étaient
notoires,
qui sauvaient des vies. Ces dernières étaient
d’ailleurs chargées d’assurer les
accouchements dans
la maison du maître blanc, dont elles se devaient
d’entretenir la santé, veiller à sa
sécurité par leur grande connaissance des
contrepoisons,
(les tentatives d’empoisonnement étaient
fréquentes), et soigner les plaies des esclaves, en
particuliers
les piqûres du terrible serpent « fer de lance
», le
Trigonocéphale, (Bothrops lanceolatus) qui faisait des ravages parmi les esclaves
africains
dans les champs de canne à sucre.
Ils (et elles) connaissaient la vertu des
éléments et
aussi leurs pouvoirs magiques. Car aux Antilles, à toutes
les
plantes est associée une force que l’homme a le
pouvoir de
capter, appelée simplement « fôss
» qui en
créole signifie « énergie ».
Cet
état d’esprit a bien souvent masqué la
frontière entre le guérisseur, personnage
honnête,
sage et droit, avec le redoutable Quimboiseur, vaudouisant, qui
était un homme dont on évitait même le
regard.
Ce
personnage était le sorcier empoisonneur, le «
Quimboiseur
»- prononcer « Tchinbwasè » -
la prononciation
créole replacée dans son contexte esclavagiste
révèle mieux le sens étymologique et
surtout son
contenu imagé : « tiens, bois !
» ; bois la
potion (confectionnée pour quelque dessein horrible dans des
rituels innommables, pour peut-être éliminer le
malheureux
obligé de boire sachant que de toutes les façons,
il
perdrait la vie ) En fait les
requêtes
de survie des colons étaient dans une extrême
contiguïté avec celles du peuple réduit
à
l’esclavage ; Il fallait éliminer le quimboiseur
mais non
sans avoir connu ses procédés au cas
où sa science
recelait quelqu' once d’efficacité.
En effet, le quimboiseur était le maitre des poisons, mais
aussi
des contre-poisons. Il suffit de se référer aux
écrits du Père Labat pour voir quel sort
était
réservé à ceux qui étaient
seulement
soupçonnés de sorcellerie dans cette culture
française de la fin du moyen-âge. Avec quelle
espèce de délectation il faisait mourir dans
d’atroces agonies un noir que la rumeur lui avait
désigné comme détenteur de secrets de
magie
africaine, mais seulement après l’avoir mis
à
l’épreuve de son savoir.
C’est
ainsi que dans la population noire, est restée vivace la
légende qu’une grande partie des connaissances
occultes a été conservée et
utilisée chez les colons blancs pour sauvegarder leurs richesses et surtout
pour se
défendre contre les empoisonneurs et les
envoûteurs
esclaves africains. Car effectivement, « de
l’autre
coté », les requêtes de survie
étaient on se
l’imagine des plus pressantes, et le nombre et les armes
faisant
défaut, il fallait absolument utiliser les forces
invisibles,
bien sûr celles qui habitaient l’imaginaire
africain;
« ça où pas konnèt
gwan
passé’w » - ce que tu ignore est plus
grand que
toi!-était-il répondu aux malheureux
ingénus qui
pensaient faire une bonne affaire par la tromperie ! ils tombaient en
plein dans le domaine d’intervention du quimboiseur et ce qui
serait entrepris contre eux pouvait dépasser
l’imagination.
Malgré
cet aura de crainte et de mépris
mélangés, le
quimboiseur était cependant sollicité si rien ne
venait
à bout de la maladie. Car aux Antilles, la maladie ne peut
être le fruit du hasard. Si aucune cause n’a
été déterminée, et si
malgré tous
les soins le mal continue d’empirer, si la maladie ne
répond pas à la théorie du «
chaud/ froid
», alors c’est un mauvais sort qui appelle
l’intervention du Quimboiseur, qu’il fallait payer
si cher
que l’endettement était souvent la seule solution,
et
l’on se retrouvait, dans ce cas classique, sous le pouvoir de
cet
être malfaisant. Il est malheureusement
inséparable de la
mentalité caribéenne à cause de sa
conception
animiste de l’univers. Car ici, l’univers invisible
est
rempli de créatures capables de perturber le milieu des
vivants,
et le Quimboiseur est celui qui a fait un « pacte »
avec
ces créatures infernales, et elles lui obéissent
moyennant en général le don de sa vie, sinon de
l’un des siens. Paradoxalement, c’est ce sombre
représentant des pratiques médico- magiques,
envoûteur et jeteur de sort qui a
perduré
jusqu’à nos jours, tandis que les
véritables
guérisseurs ont pratiquement disparu au fur et à
mesure
que la médecine allopathique moderne augmentait en
efficacité.
Aujourd’hui,
il est flagrant de constater combien la population est
restée
accrochée à ses représentations
traditionnelles,
qu’elle ne retrouve pas dans la conception moderne de la
santé, qui restera à tout jamais
limitée et
incomprise sans l’aide de ces « Doktè-
razié» qui ont si largement disparu de nos
contrées
au détriment de la santé collective.
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